jeudi, novembre 28, 2019

La progression en musique c’est coton

Il y’a la grammaire d’un coté, et la matière sentimentale de l’autre. Ce que l’on peut appeler aussi le style et l’inspiration, mais que je trouve réducteur. J’entends par grammaire l’ensemble des courants musicaux dans lesquels ont s’inscrit volontairement ou non, ajoutée aux moyens dont l’on dispose, des outils que l’on choisit, en somme un mélange entre les instruments et leur écosystème, conjugué à la technique, les aspirations. Ca, c’est la grammaire. Le coffre à jouets. La matière sentimentale serait l’ensemble sensible de ce que l’on ressent, conjugué à ce que l’on aimerait transmettre, ce que l’on ose transmettre, et ce qui nous échappe et se transforme en message émotif malgré nous. L’inspiration me parait trop vague, car elle n’inclut pas le curseur émotif, comme l’exubérance ou la timidité, qui vont être des spéléologues plus au moins pudiques.
La progression en musique se confronte alors à ceci: avec une maigre connaissance de la grammaire la matière sentimentale cherche un conduit où s’infiltrer pour s’extraire du sensible et se faire entendre. La fulgurance ressemble à la chance du débutant. C’est peut-être avant tout l’explosion d’un cocotte minute. L’affect emmagasine depuis un paquet d’années toutes sortes d’émotions, et explose lorsque le premier accord plaqué sur une guitare trouve en cette occasion la porte de sortie. Cette sensation est vécue par le musicien débutant mais aussi par le mélomane ingénu. D’ailleurs séparer le mélomane du musicien n’a pas vraiment de sens. Votre oreille entend une musique qui semble résumer tout ce que vous avez ressenti depuis toujours. Ce moment est délicieux. Le mélomane ou le musicien rechercheront toute leur vie cette première sensation. En faire le deuil est la seule solution pour retrouver l’équivalent émotionnel.
Le musicien se trouve confronté à plusieurs soucis. Cette première fois va se crystaliser dans sa mémoire, ce qui peut l’empêcher de progresser, c’est à dire d’explorer encore la matière sentimentale du monde simultanément de la sienne. Ce fantôme de ressenti est un obstacle. Le deuxième obstacle est le public. Lui aussi a ressenti quelque chose en écoutant la proposition musicale du musicien ou de la musicienne. Et lui aussi va bloquer le processus d’exploration. De deux façons. Et ainsi il y’aura deux pièges: soit le public n’a pas apprécié et le musicien ou la musicienne peuvent, à tort, penser avoir tapé à côté, soit le public a apprécié et souhaite désormais qu’on lui resserve la même recette à vie. Le dernier scénario aussi est un frein. Ainsi comment faire ses mues, ses explorations, sans être totalement libre face à « je ne te reconnais pas sur ce disque » ou « tu refais la même chose qu’avant, ca ne sert à rien ». Les deux voies sont angoissantes. Pour autant ce n’est pas toujours la forme qui est en cause. Prenons Neil Young, dont on dit qu’il creuse sans cesse le même sillon. C’est vrai. Sa forme change peu. Un coup électrique, un coup acoustique. A de rares exceptions il tenta l’électronique, le jazz ou l’expérimental. Alors quel est ce sillon? Chez Neil Young c’est le fond qui est creusé. La forme ne le dérange pas et il est en paix face au « tu refais le même disque ». Sa matière c’est celle d’un canadien à voix aigu, qui rêve une Amérique sensible et libre au niveau de son tempo. Alors il chante aigu, joue rubatto, et questionne son public sur les questions de l’Amerique ressentie par un canadien depuis plusieurs décennies. On le suit. Son sillon est pérenne. La forme est un bonus. On ne l’accusera pas de ne pas se renouveller. Chez Gainsbourg c’est différent. Sa matière est la timidité en conflit interne avec le dandysme et tout son lot de culture et d’exubérance. La forme lui sert à apaiser sa timidité et laisser passer le message de son conflit interne. Il ne peut pas parler ouvertement de ses complexes. Ce serait impudique et contreproductif. Mais grâce à un outil musical érudit, il peut nous faire croire à un renouvellement de la forme par le style musical, tout en nous proposant des couleurs dans la sensibilité même de sa partition. Et ses couleurs sont beaucoup moins exploratrices sur le plan  sentimentale que ne le sont celles de Neil Young. Car il s’agit d’un spleen beaucoup plus autocentré, même si le local est attractif pour l’auditeur. On pourrait prétendre que sans le renouvellement de la forme et du style, les disques de Gainsbourg aurait pu sembler plus mornes qu’ils ne l’ont été. La matière minimaliste, la timidité et les conflits internes sont une source inépuisable de ressentis, une palette de couleurs infinies à explorer. Pour autant le public ne trouve pas cela divertissant. Cela manque aussi de charisme. Il s’agit de confession, de clairs obscurs. Prenons Satie, par exemple, qui explore la même matière sentimentale, on ne peut pas dire que ça ait le même aplomb spectaculaire que chez Wagner. Il y’a des matières plus dérangeantes que d’autres à explorer, pour le public. Alors pour Gainsbourg il était indispensable de renouveler la forme, comme put le faire Bowie. Même si le message émotionnel est resté constant. On peut même dire que le sillon creusé restait le même, mais déguisé pour nous surprendre via la forme.
Progresser sur la forme demande de la documentation. Progresser sur sa matière sentimentale demande bien plus d’efforts. Et pour ce deuxième cas, je n’ai aucune idée à ce jour de la méthode à suivre. 

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