En 1997 l’électro et la French Touch était à la mode. J’adorais Air et Daft Punk, cette musique me fascinait. Les claviers, les home studios. Et les djs. J’étais encore inscrit à la Fac, je préparais mon 5e album, j’avais déjà changé 4 fois de labels, les articles dans la presse concernant mes chansons m’étaient favorables, j’étais distribué nationalement et même dans plusieurs pays pour certains de mes disques, je jouais 15 fois par an en concert. Pourtant je n’arrivais pas à vivre de ma musique. J’avais 20 ans, j’étais à la fac pour bénéficier des bourses et je n’arrivais pas à construire une économie autour de mes chansons. Tout me paraissait laborieux et impossible. L’été j’étais particulièrement fauché. C’est une période qui n’avantage que les musiciens programmés en festivals. Ca n’était pas mon cas. Et l’été je ne percevais pas ma bourse d’études. Alors je jouais dans la rue durant la journée, en duo, avec Peggy. Nous chantions du Neil Young. Malgré tout ça ne suffisait pas à tenir l’été. Comme j’adorais la french touch et le disco, j’ai proposé mes services à un bar de nuit. Le Paris Pekin. Je crois bien que mon premier engagement comme dj etait là bas. Un bar à Bordeaux. Il fallait mixer, c’est à dire mélanger des disques entre eux, de house music, pour créer un nouveau morceau en direct. J’avais quelques disques de house et de disco. Un ami m’avait montré comment marchait une mixette, les platines, et quelques rudiments de mix. Comme j’ai appris la batterie, jouer deux disques ensemble, les caler et repérer lequel ralentir et lequel accélérer m’est apparu assez simple. Ca n’est pas suffisant pour être un bon dj. Mais c’est un début. Ma première paye de dj house était largement supérieure à ce que je gagnais comme chanteur de pop. Je me souviens de 500 francs. Pour l’époque ça équivaut à toucher 150e pour un mix ( le coût de la vie a changé ). En tant que dj on était bien payés, les sets étaient courts, le matériel son de bonne qualité, l’ambiance luxueuse, j’eus très vite envie de devenir dj. En parallèle de musicien pop, pourquoi pas? Cela dit, dj house était difficile. J’ai eu un engagement dans une discothèque où j’étais encore mieux payé mais je me suis fait virer le soir même car le patron voulait des disques pas encore sortis. On me demandait de connaître des producteurs de house, de leur prendre leurs disques, sympathiser avec. Pas facile du tout. Quelques amis dj techno me prenaient parfois pour que je démarre les soirées par de la house music, mais dans l’ensemble je choisissais de chercher des bars de nuit plus généralistes. C’est ainsi que je me faisais engager en 1998 à l’Usine, bar de Bordeaux, une fois par semaine sur la tranche minuit/5 heures du matin. Je commençais par du rock puis du rap et je finissais en house music avec des mixs. C’est là qu’un patron du lieu m’a donné une leçon d’une grande cruauté commerciale. Je passais un disque de kraut rock improbable, peut être un Stereolab super long et hypnotique. Le boss vient me voir et me dit « c’est joli ce que tu passes. J’aime bien. Mais moi, pour que je te paye, il faut que les gens consomment. Alors tu mets tout ce que tu veux tant que ça fait danser les filles. Car quand les filles dansent, les mecs veulent leur payer à boire. Et quand ils consomment, on gagne notre vie toi et moi. Et ça, ton joli morceau, c’est pas dansant ». A partir de là, et sous cet angle d’une franchise crue, j’apprenais que la house que je passais n’etait pas forcément dansante. Que l’on dansait dessus surtout si j’avais passé un Led Zeppelin juste avant. Que le rap donnait envie de danser après un titre de punk. Que tout était dansant si on savait surprendre dans la sélection. Finalement le fait que je sache caler deux disques ensemble n’était pas si important. Et surtout ce patron de bar m’avait fait un cadeau: celui de la franchise crue du monde du divertissement avec toutes ces contradictions. Cette leçon m’a servi plus tard, tant pour mes improvisations en musique live que pour le fait de me passer de set list à mes concerts, puisque je continue de fonctionner comme un dj même lorsque que je suis au poste de chanteur. Mais surtout ce patron m’a appris que nous sommes inscrits dans un écosystème économique, et si froid et atroce que ce soit, autant en parler avec franchise. Ce que je déplore dans l’industrie de la musique c’est que les producteurs n’aient jamais le courage de parler platement comme ce patron de bar. Au lieu de ça ils invoquent des raisons stupides à tout va pour ne jamais se lancer, ne jamais conclure les erreurs. Et « bidule devrait faire de l’electro » et « machin devrait chanter en telle langue ». Ils ont un avis faussé sur tout alors que les choses sont plus simples que ça: « quand les filles dansent, les mecs veulent leur offrir à boire ». Nous sommes des pions, nous musiciens, au milieu de plusieurs chemins de possibles partenariats financiers. On ne sert, économiquement, qu’à apporter de l’ambiance entre un public de travailleurs fatigués, de lieux de convivialité, de produits qui ont besoin de musiques d’accompagnement (pubs, films) et de magasins qui vendent un décorum de fantasmes. Les producteurs le savent très bien. Ils savent qu’on est là pour passer les plats. Pour garder la main sur nous ils nous flattent dans l’endroit qui nous anime, celui de la musique pour la musique, en nous promettant des moyens de la faire convenablement et la faire écouter massivement, carotte salariale à la clef. Ils ne sont pas très différents de nous gouvernants politiques, qui, actuellement, sous nos yeux, n’ont pas souhaité financer les hôpitaux, se retrouvent avec une crise sanitaires sur le dos, et continuent de nous faire travailler en nous rassurant que tout va bien, pour finalement nous confiner, puis nous faire culpabiliser d’une crise économique à venir qui serait, bien sûr, de notre faute.
Je préfère le patron de cette boite des années 90. En une phrase il m’a appris plusieurs métiers de la musique. En 2001 je me suis consacré à vivre de la musique avec sa phrase dans la tête. Bien sûr parfois je n’ai pas envie de « faire danser les filles », et dans ce cas je sais à quel revers m’attendre. Qui plus est, cette phrase est terrible de machisme. Mais ces métiers là, ceux du divertissement, ne sont ils pas aux mains de patrons machos depuis des années? Le superbe papier de Despentes nous éclaire à ce sujet. Je retiens la phrase du boss du bar dans ma tête car il y’a du vrai. Puis je me concentre sur ce que je souhaite changer là dedans, et je croise les doigts. Depuis 22 ans.